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De l’utilitarisme dans les politiques publiques au temps de la Covid19

Retour sur la décision de maintien du confinement en avril 2021.

En avril 2021, dans nos vies de confinés, de demi confié, de confiné en sursi, c’était devenu un leitmotiv, qu’on n’en pouvait plus d’entendre, il était sur toutes les langues, il faisait bourdonner nos oreilles jusqu’à saturation, cet étonnement là :  

Qui aurait cru qu’on se retrouve confiné des mois entiers. Que nos libertés, qu’on pensait comme fondamentales et inaliénables, se soient retrouvées si brutalement et si profondément altérées.

Si la sidération fut universelle, la question du bien fondé de ces politiques n’a fait que très peu débat, à l’exception de quelques marginaux inaudibles et autres complotistes, massivement, sur le fond, on était d’accord : le troisième confinement était la bonne décision.

Quoi qu’il en coûte ?

Au début de l’épisode du Covid, on ne savait pas grand-chose, on ne savait pas combien de temps cela allait durer, on avait du mal à y croire, à réaliser. Les pénuries de PQ, les applaudissements pour « les soignants » à 20h, les « skype-apéro », c’était nouveau, c’était exotique. On sentait qu’on vivait un moment exceptionnel, ça nous faisait tenir : on avait rendez-vous avec l’histoire.  

Mais rapidement on a eu des chiffres, on a commencé à comprendre que ça ne durerait pas que deux mois cette affaire-là, que ça serait (trop) long. Il y a eu le deuxième confinement qui, tout en se transformant, n’en finissait pas de ne pas finir.

A ce moment-là nous avions des données, les vaccins arrivaient, mais la question du déconfinement ne s’est pas posée. La doctrine était maintenant énoncée, nous protégerions les populations à risque quel qu’en soit le prix, le « quoiqu’il en coûte » du président Macron, énoncé comme une formule courageuse, intransigeante, était martelé comme le slogan de la politique anti-covid avec laquelle, comme pour le terrorisme, on ne négocierait pas.

Mais que signifie ce « quoi qu’il en coûte » ? Et si le coût pour sauver nos populations à risque du covid absurdement élevé ? Ce « quoi qu’il en coûte » est-il une vérité morale absolue ? La cinquième république est-elle devenue kantienne et la lutte contre le covid par des confinements stricts fait partie des impératifs catégoriques ?

La formule simpliste et vide de sens du « quoi qu’il en coûte » dissimule une vraie question, complexe, qui aurait mérité d’être posée : qu’est ce qu’on est prêt à payer pour sauver la vie d’une partie de nos concitoyens.

L’utilitarisme comme outil d’aide à la décision

La réponse des gouvernements a été le confinement, le port du masque obligatoire et la fermeture des lieux de culture et de sociabilité sans débat moral ni votation populaire. 

Après déjà deux confinements la pénibilité des restrictions prescrite à l’ensemble de la population active, en particulier pour les jeunes qui gâchent « leurs meilleures années », a amené certaines personnes à poser la question d’une génération « sacrifiée » au profit des séniors, beaucoup plus exposés aux symptômes de la Covid.

Dans cet article je propose d’ébaucher ce qui aurait pu être un élément de réflexion à soumettre à la population, ou simplement pour éclairer le gouvernement dans la prise de décision : le calcul utilitariste. 

L’utilitarisme est un système moral qui à l’avantage de bénéficier d’une très large adhésion intuitive des populations. En effet, l’idée que l’objectif d’une société doit être de maximiser le bonheur général est difficilement rejetable a priori. De plus, il a l’énorme avantage d’être en partie objectivable car calculable. L’objectif n’est pas ici d’être précis et d’élaborer un modèle exhaustif, mais de donner à voir ce qui aurait pu être une manière de prendre le problème. Nous allons essayer d’évaluer, d’un point de vue utilitariste, la pertinence d’un troisième confinement.

Tous les modèles sont faux mais certains sont utiles (proverbe « bayésien »)

A défaut d’être « juste » (car il ne peut pas l’être et que sa pertinence est limitée par tout un ensemble de biais, manque de données, d’erreurs, d’omissions et de simplifications extrêmes…:)) nous nous attacherons à essayer de le rendre « utile » à la réflexion. 

Voici nos postulats et sortez votre calculette (ou sautez ce passage ce que nous conseillons vivement) :

  1. Nous avons choisi de nous positionner fictionnellement à la période d’avril 20211, et de n’utiliser dans notre modèle que des données déjà disponibles à cette date. C’est le moment de la décision, après une longue période de faux confinement (couvre-feu, restrictions importantes, etc.).
  2. Nous allons chercher à calculer « le temps perdu » en année de vie dans le cas d’un confinement, c’est à dire le nombre d’année de vie « sauvée » pour les population qui serait mortes sans les mesures de confinement et d’autre part, les années « perdues », si on considère qu’une année de confinement est, sans être une année de perdue, est une année dont la qualité est altérée. Nous proposons de considérer qu’une année de confinement est, du fait des privations de liberté, 30% moins qualitative.
    Autant être claire, ce postulat est le plus bancal, cependant, pour notre exercice ce n’est pas un problème, encore une fois il s’agit d’une expérience de pensée. De plus, le parallèle année confinée/année perdue à défaut d’être vraie, n’est pas complètement faux. Nous avons vu ici et là2, le témoignage récurrent de ceux qui ont eu le sentiment de s’être mis en attente pendant une année, d’avoir accepter de ne pas vivre, d’hiberner le temps que ca passe, et ainsi d’avoir été spolié de leur temps.
  3. Nous ne voulons pas inclure dans nos calculs des arguments qu’on a pourtant beaucoup entendu a savoir qu’on sacrifiait des jeunes qui « vivent leurs plus belles années » contre des vieux qui ne faisait qu’attendre la mort dans des EHPAD. Ces arguments sont assez difficilement objectivables et quantifiables et nous ne voulons pas tomber dans l’âgisme en considérant que l’existence d’une personne âgée serait une expérience inférieure qualitativement à celle d’un individu plus jeune. Par contre, il est certain qu’en moyenne les conditions de santés sont altérées, et il serait sans doute pertinent d’en tenir compte, il existe des méthodes, comme l’Indice de Qualité de Vie (ou IQV3) ou surtout le Quality Adjusted Life Year (QALY4) notamment pour prioriser l’accès aux soins quand il n’y a pas assez de ressources pour prendre en charge tout le monde. Ces outils sont intéressants mais difficiles à modéliser et il y a peu de données exploitables. En outre certaines données issues du courant des Happiness Studies semblent montrer que le « bonheur » augmente avec l’âge5, c’est pourquoi nous préférons ne pas tenir compte de ces aspects trop subjectifs ou difficilement modélisables.
  4. Cependant on ne peut le nier : le temps est relatif. La perception d’une année n’est pas la même à 5, à 15 ou 75 ans. En vieillissant, en ressentis les années files beaucoup plus vite, une heure semble durer une éternité à 5 ans alors que les journées et les mois défilent à grande vitesse pour les personnes âgées. Ce phénomène est largement documenté et a fait l’objet de plusieurs travaux de recherche, plusieurs hypothèses sont avancées : biologiques avec le ralentissement du traitement des information visuelles par le cerveau6 ou le ralentissement du rythme biologique et notamment du coeur7, ou encore plus psychologique et cognitif en évoquant la baisse naturelle du la fréquence d’incidence des « nouvelles expériences »8 ou encore du fait de la perte de plasticité du système neuronale. Après étude de différents modèles, notamment celui de l’Effective Age, de T. L. Freeman9 nous avons choisi d’utiliser pour notre étude le modèle logarithmique de Christian Yates10 qui évalue le temps ressenti d’une année par rapport aux années déjà vécues (la dixième année de vie semble plus longue que la onzième car elle représente 1/9 de la vie vécue contre 1/10).
  5. Nous allons partir du principe que sans confinement 80% de la population aurait contracté le Covid en 1 mois, avec un R0 à 3, et retenir l’hypothèse d’un confinement mois et demi.
  6. Nous considérons qu’un individu contractant le Covid une fois et y survivant, ne mourra pas en cas de deuxième contraction.
  7. Pour arriver à une comparaison entre les deux situations théoriques (avec confinement et sans), nous avons procédé à de graves et lourdes simplifications : les variants et le fait que 80% de guéris du Covid ne donne pas forcément l’immunité collective, la capacité hospitalière, l’impact des Covid long, l’impact psychologies de la mort des proches, etc.

L’ensemble des données et le modèle de calcul en détail est librement consultable ici.

And the winner is…

Après avoir trituré notre tableur préféré pour y faire rentrer toutes les données et modèles amassés nous avons pu tester les deux hypothèses, le résultat est en milliers d’années que nous notons Ka (Kilo années).

Le confinement permet de sauver 62 137 personnes réparties comme dans le graphique ci-contre. Cette population dispose au total d’une espérance de vie de 792 661 ans. Cette population étant majoritairement (très) âgée les années ressenties seront de 328 KaR (Kilos année ressentie).

Sans le confinement, l’ensemble de population Française (67M),  n’aurait pas vu se réduire la qualité de leurs expériences de vie pendant un lapse de temps d’un mois et demi… Le modèle donne comme résultat que ces mesures ont été responsables d’une perte de 366 KaR.

Le « non-confinement » l’emporte donc d’une courte tête avec 366 KaR contre 328 soit une différence de 38 KaR soit 10% d’écart.

J’avoue avoir été surpris, avec toutes les hypothèses retenues, d’arriver à des résultats d’un même ordre de grandeur. Plus encore avec une différence aussi serrée semble tenir du pur miracle.

Et alors …?11

L’exercice apparaît comme pertinent à bien des égards : c’est effort d’objectivation. Il s’apparente à la pratique, populaire chez certaines personnes, de faire des listes avec une colonne + et une colonne – afin d’y classer les différents éléments pour les aider à prendre du recule dans une prise de décision ou dans l’appréhension d’un problème complexe avec de nombreux facteurs impactants. Cette démarche à pour visée de rationaliser la compréhension d’un sujet pour éviter, autant que possible, l’impact des nombreux biais cognitifs et émotionnels auxquels nous sommes soumis.

Dans le cas d’une prise de décision s’appliquant à une communauté, comme c’est le cas dans le présent exemple d’une politique sanitaire avec un impact majeur pour les populations, la construction collégiale d’un modèle peut être à mon sens extrêmement bénéfique, s’entendre sur les composantes du modèle, discuter de leurs interactions et de l’évaluation des différentes variables pourrait être le support d’une gouvernance efficiente de part ses vertus « dépassionnantes », transformant le débat d’idée en un débat technique. 

Il est plus facile de s’entendre sur des chiffres que sur une décision. Il est plus facile de se soumettre à une décision quand on a co-construit l’algorithme décisionnel.

Le résultat très serré de notre exercice est à interpréter comme un élément expliquant que la question du « sacrifice d’une génération » par rapport à une autre se soit posée. La limitation de la diffusion de cette problématique dans l’espace médiatique ainsi que sa totale absence en dehors du champs théorique montre la prégnance de la question morale et de l’émotion, qui au delà du calcul rationnel et utilitariste a fait l’emporter, sans débat, la politique la plus adverse à la mort.

Notes

1 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_de_la_pand%C3%A9mie_de_Covid-19_en_France

2: https://www.youtube.com/watch?v=4ckDPrqNX0I

3: https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2007-1-page-32.html

4 : https://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/valeurs-individus-qaly-securite-31752/

5 : D.K. Mroczek, Journal of Personality and Social Psychology, n° 5, vol. 75, 1998.

6 :
https://www.cambridge.org/core/journals/european-review/article/why-the-days-seem-shorter-as-we-get-older/2CB8EC9B0B30537230C7442B826E42F1#

7: https://www.nytimes.com/1998/03/24/science/running-late-researchers-blame-aging-brain.html?pagewanted=all&src=pm

8: https://www.psychologytoday.com/intl/blog/out-the-darkness/201107/why-time-seems-pass-different-speeds-part-2-1

9: T. L. Freeman, Why it’s later than you think, J. Irr. Res., 1983.
https://everything2.com/user/Professor+Pi/writeups/Why+time+appears+to+speed+up+with+age

10: https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/pourquoi-le-temps-semble-passer-plus-vite-avec-l-age_132408

11: C’est une citation. C’est dans « Art ».. 🙂

toto

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